13 – « IL » EST MORT ?
Hans Elders se leva, quitta son bureau sur lequel il avait étalé papiers, documents, livres de comptes, alla prendre sur la cheminée une petite sonnette au timbre argentin, qu’il secoua violemment.
Un domestique accourut :
Hans Elders, la voix brève et la mine ennuyée, l’interrogea :
— Beaucoup de personnes attendent, Tom ?
— Quatre voyageurs, monsieur.
— Bien ! tu vas les faire entrer, l’un après l’autre, et seulement quand je sonnerai. Gérard est là ?
— Oui, monsieur, Gérard est là.
— Fais-le venir tout de suite.
Tandis que le domestique s’éloignait, Hans Elders fit des préparatifs.
Il tira l’un des tiroirs de son bureau. Un tiroir entièrement doublé d’acier. Devant lui, sur le buvard de son sous-main, il étala un carré de velours noir, puis, il vérifia avec un scrupule extrême l’armement d’un long revolver qu’il posa à sa droite, sur sa table même, bien à portée de sa main et qu’il dissimula aux regards, en jetant négligemment dessus un journal déplié. Cela fait, Hans Elders s’approcha de la fenêtre, rabattit les volets, ferma la croisée, tira les grands rideaux. La pièce était à peine éclairée par une lampe électrique, dont l’abat-jour, long et bas, laissait tout juste filtrer un rayon de lumière sur le bureau de Hans Elders.
Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit, le premier visiteur faisait son apparition. C’était un homme bizarre, dont l’aspect frappait au premier regard, d’une taille au-dessus de la moyenne. Le front élevé, large, dégarni, donnait une impression de volonté farouche, que soulignait encore le double trait des sourcils, très fournis, très noirs, plantés bas et se joignant presque, ce qui parait toute la physionomie d’un air de ténacité remarquable.
Le visiteur était vêtu à la façon des paysans boers, moitié chasseur, moitié guerrier.
Il portait la courte veste à collet montant, le pantalon de velours, large et bouffant, de hautes bottes à l’écuyère tachées de boue. Sur la tête, un de ces larges chapeaux de feutre cabossé, qui sans doute avait vu bien des orages, bien des tempêtes…
Au travers du corps enfin, deux bandoulières, qui n’étaient autres que des ceintures formant cartouchières, s’entrechoquaient en cliquetant. Un manche de poignard, des coutelas, sortaient à moitié de sa poche. Sous la veste, on devinait le renflement d’un long Colt, comme en portent toujours ceux qui sont appelés à parcourir le veld et le plus souvent à y défendre leur vie.
Hans Elders salua l’arrivant sur un ton qu’il voulait cordial :
— Bonjour, Gérard.
— Bonjour, Hans Elders ! que le diable soit de votre domestique. Il prétendait me faire attendre.
— Tom a des ordres, Gérard.
— Possible, mais j’ai des habitudes. Quand je vais chez un de mes égaux, je n’aime pas trouver la porte fermée, ni attendre, ni user de formules protocolaires. Ou je me fâche.
Après un instant de silence, Elders prit la parole :
— Et alors Gérard, sais-tu qu’il y a près de quatre mois que je ne t’ai vu ?
— Cela t’a manqué, Hans Elders ?
— Là n’est pas la question, Gérard. As-tu du neuf ?
— Cela dépend.
— Comment, cela dépend ?
— Oui, qu’entends-tu par du neuf ?
Hans Elders, cette fois, haussa les épaules :
— Gérard, tu me fais pitié, fit-il d’un ton dédaigneux, allons-nous, toi et moi, ruser ensemble ? Te voici, c’est aujourd’hui jour convenu. Si tu es là, j’imagine, en conséquence que tu as des affaires à me proposer ? Montre et je te dirai mon prix.
— Je montrerai, si cela me plaît, répondait-il, et je ferai affaire avec toi, Hans, si cela me convient.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Ceci, Hans : que j’en ai assez, et que si cela ne te va pas que j’en aie assez, je t’avouerai que j’en ai trop.
— De quoi ?
Hans Elders avant d’interroger ainsi nettement, celui qui paraissait plus son ennemi que son ami, avait imperceptiblement tressailli. Il avait commencé à causer avec ce Gérard en se tenant renversé dans son fauteuil, les deux mains dans ses poches, d’un geste tout naturel, il venait de s’accouder à son bureau, la main droite appuyée au bord du meuble, contre le journal déplié.
— Tu me le demandes ?
— Oui ?
— Hans Elders, j’en ai assez de te voir maître de Diamond House, de Diamond City. Assez que tu joues au patron, que tu donnes des ordres, que tu fasses l’imbécile. Voilà. Tu dis qu’il y a quatre mois que tu ne m’as pas vu ? tu aurais pu rester plus longtemps sans avoir ma visite. Je pensais ne pas revenir. Je voulais t’oublier. Tu étais un camarade, et cela m’ennuierait qu’il t’arrive malheur.
— Il ne m’arrivera pas malheur, Gérard.
— Tu n’en sais rien. Autre chose. Tu ne me demandes pas d’où je viens, Hans ? De loin. J’ai voyagé. J’ai fait le veld, passé les montagnes. J’ai joué, j’ai perdu. J’ai été à la ville.
— Au Cap ?
— Ou ailleurs. J’ai lu les journaux.
— Eh bien ?
— Eh bien ! tu m’as menti, Hans.
— Ah ?
— Oui. Ne fais pas l’étonné. Il n’est pas mort.
Hans Elders haussa les épaules une fois encore :
— Il n’est pas mort ? Ah ! il n’est pas mort. Tu reviens pour me dire cela, Gérard ? Tu t’imagines que moi, moi qui étais son lieutenant, son ami…
— Toi qui l’a trahi.
— Moi, que tu accuses de le trahir, parce que je sers ses intérêts, s’il n’était pas mort, j’aurais de ses nouvelles ? Écoute, Gérard, laissons ces choses… Je t’ai parlé, à toi, bien souvent, comme je n’ai jamais parlé à aucun de ceux qui travaillent ici. C’est pour cela que je t’ai dit que je me demandais s’il était mort, s’il était disparu. Je doutais alors. Aujourd’hui, je crois bien que je ne doute plus. Et puis, qu’importe ? Ce qui t’ennuie, maintenant, toi, Gérard, et ce qui énerve les autres, c’est que je sois le maître. Lui, c’était Lui, et moi c’est moi. Il vous tenait sous un joug de fer et vous trouviez cela naturel. Je suis bon avec vous, moi, et vous vous révoltez. Pensez-vous me faire peur ? et puis, n’avez-vous pas besoin de moi ? Allons, Gérard, bas les masques. Tu es ici parce que tu as des pierres, donne-les. Je te dirai mon prix, tu les laisseras ou tu les reprendras. Tu es libre, mais n’oublie pas que je suis le plus fort.
Une colère sourde était visiblement en train de s’emparer par degrés du colosse qui répondait au nom de Gérard.
Il fit d’abord un effort pour se contenir, puis il parut vouloir se jeter à la gorge de Hans Elders, dont la main droite était maintenant entièrement glissée sous le journal, puis encore il grogna et ne répondit qu’une phrase :
— Tu es le maître, Hans Elders, comme un valet de chambre est le maître d’un groom. Et tu n’as jamais été que le domestique de Fantômas, et tu ne seras jamais plus. Prends garde.
Hans Elders sourit, imperceptiblement il agitait le journal :
— Je prends garde.
Un silence pesa entre les deux hommes. Puis Gérard se leva :
— Alors, tu veux les pierres… ? Tiens, voici celles que j’ai. Fais ton offre…
Le colosse venait d’enfoncer son énorme main velue, dans l’une des poches de son veston. Il en retira quatre ou cinq petites pierres qu’il jeta sur le velours noirs devant Hans.
Hans demanda :
— D’où viennent-ils ?
Gérard eut un geste vague, et dit :
— Paris, Vienne, Berlin… le Caire…
— Tu ne sais pas ?
— Non, Hans, je ne sais pas.
— Ils sont recherchés ?
— Non.
— Tu sais qui les a démontés ?
— Moi.
— Bien.
Hans repoussa les pierres :
— Dommage, fit-il, dommage que tu en demandes cher. Je suis justement acheteur, malheureusement, il y a quelques jours j’ai été victime d’un vol…
— Toi ! tu as été volé ? allons donc.
— Cent mille francs.
— En pierres ?
— Non, en argent…
— Tu connais le voleur ?
— Peut-être…
— Allons, trêve de plaisanterie. Ton vol ne m’inquiète pas, Hans : il ne doit exister que dans ton imagination, tu veux inspirer la pitié et payer moins cher.
— Tu te trompes, j’ai été réellement volé, volé de cent mille francs.
— Tu te feras indemniser par Fantômas.
— Je n’ai pas besoin de Fantômas.
— Hans, tu es un sot, je ne te crois pas.
— Gérard tu es un imbécile, je n’ai nulle raison de te mentir.
— Si, pour marchander. Allons, dis ton prix ou rends-moi mes diamants.
— Tu en serais bien gêné, des bijoux semblables sont trop beaux, tu le sais bien, pour être faciles à placer. Moi seul…
— Dis ton prix ?…
— C’est d’ailleurs pourquoi tu es venu me voir, car tu as dû visiter tous les receleurs.
— Dis ton prix ?
— Et ce n’est qu’après avoir acquis la certitude qu’il te fallait passer par moi que tu es venu…
— Dis ton prix ?
— Deux mille livres sterling ?
— Rends-moi les pierres.
— Combien en veux-tu ?
— Rends-moi les pierres.
— Gérard tu n’es pas raisonnable.
— Donne-moi trois mille livres.
Hans Elders hésita. Enfin il parut céder :
— D’accord. Je vais te donner ces trois mille livres. Mais je vais te les donner pour que tu ne m’accuses pas, vieux camarade, de discuter avec toi.
— Allons donc. Paie-moi. Mais ne te moque pas de moi, Hans. Nous connaissons tous les deux le prix des choses et tu n’y perds rien.
Puis Gérard reboutonna sa veste, ayant serré les bank-notes :
— Bonsoir, dit-il, j’ai d’autres cailloux en vue, je reviendrai peut-être dans une quinzaine. Bonsoir. Mais on entend beaucoup de choses dans les villes ; je te donne un avis : Hans, méfie-toi.
Hans Elders resté seul, songeur, se demandait :
— Que veut-il dire ?… Voici trois fois qu’il m’avertit de prendre garde… à quoi ?… à qui ?… Par hasard aurait-il de « ses » nouvelles ?
***
Hans Elders venait, après avoir rangé les diamants qu’il avait si mystérieusement achetés, d’agiter à nouveau sa sonnette, le domestique entrebâilla de nouveau la porte.
— Maître, dois-je, introduire les autres voyageurs ?… ou Laetitia ?
D’un bond, Hans Elders s’était levé, courait au domestique :
— Elle t’a vu rentrer, maître, et elle m’a dit : « Vas le trouver et avertis-le qu’il faut, pour lui, qu’il me reçoive. »
— Fais entrer. Tu es sûr que Winie est toujours dans la serre ?
— Oui, maître…
— Bien. J’attends…
Quelques instants après, la mère adoptive de Teddy, se trouvait en présence de Hans Elders.
— Que me veux-tu, Laetitia ? tu avais juré…
— Oui, Hans, j’avais juré de ne jamais te revoir, mais tu avais juré, toi aussi…
— J’ai tenu mes serments, Laetitia…
— Tu mens !
— T’ai-je jamais poursuivie ? T’ai-je jamais gênée ?
— Tu mens, c’est pourquoi tu me vois ici. Je ne suis qu’une vieille femme, Hans, mais tu oublies que je suis terriblement armée contre toi…
— Laetitia, que veux-tu ? parle ?…
La vieille Laetitia se redressait…
— Hans, faisait-elle, tu m’avais juré d’oublier l’enfant. Tu m’avais juré de faire qu’il soit pour toi comme mort et je t’avais promis, moi, que l’enfant ne saurait jamais rien avant qu’il ait vingt ans. Hans, le pacte tient toujours, mais à une condition, une seule – et ne t’y trompe point, tu sais ce que vaut ma parole – accepte-la ou tu es perdu.
— Laetitia, que veux-tu ?
— Rends-moi les papiers que tu as volés. Rends-moi le coffret.
— Je n’ai pas volé le coffret.
— Tu as volé le coffret, répéta-t-elle, une première fois et c’est Teddy, oui Teddy, qui s’en est aperçu, qui est allé pour le reprendre aux Docks. Oh ! ne t’y trompe pas, Hans, je suis renseignée. C’est parce que Teddy reprenait le coffret que tu as mis le feu aux entrepôts.
— Laetitia…
— Tu pensais que l’enfant périrait et qu’avec lui tout disparaîtrait… Parbleu, Hans, tu avais oublié la fatalité. Mais j’ai pu savoir que le coffret avait disparu, avait été volé par un étranger, un étranger que l’on conduisait alors à la maison de fous…
— Oh, celui-là.
— Tais-toi, reprit la vieille femme. Dans la maison de fous, tu as été reprendre ce coffret… Ne le nie pas. Eh bien, rends-le-moi maintenant, ou sans cela, prends garde, Hans Elders. Car de même que je suis venue ici, j’irai demain tout dire à la justice.
Hans Elders, passa la main sur son front d’un geste machinal :
— Tais-toi, tu te trompes, Laetitia, tu crois que j’avais volé ce coffret dans un but criminel ? Rien de plus faux. Tiens, écoute, la preuve que je n’avais que de bonnes intentions, c’est qu’en ce moment même, je pourrais te tuer, et je ne le fais pas… vois ce revolver…
Laetitia se mit à rire :
— Non, non, dit-elle, je n’ai pas peur de ton revolver, Hans, et je n’en ai pas peur, parce que tu ne peux pas me tuer, parce que c’est de lui que tu aurais peur si tu me tuais.
— De qui ?
— De lui… et de Teddy.
Hans Elders, un instant, demeurait silencieux, puis il répétait, comme affolé :
— Mais enfin, que veux-tu ?
— Ce coffret.
— Je ne l’ai plus.
— Tu l’as pris…
— Oui, Laetitia, je l’avais pris pour le détruire, parce que, vois-tu, je ne sais quoi nous menace, me menace, moi au moins. Il y a des moments où je me demande s’il ne va pas revenir… Et comme toi, vois-tu, je ne voudrais pas que, grâce au contenu du coffret, le « monstre » réussisse à découvrir…
— Rends-moi le coffret.
— Écoute, crois-moi ! Je ne te mens pas. C’était pour cela que j’avais pris ce coffret, pour cela que je l’ai volé, mais je ne l’ai plus. Non. Je ne l’ai plus. Je te jure qu’on me l’a repris. Tiens, voyons, quand tu me menaces crois-tu que si je l’avais, je ne te le rendrais pas ?
Laetitia venait de sortir du cabinet de travail et Hans Elders, maintenant, seul dans la pièce, debout près de son bureau, réfléchissait.
— Bah ! dit-il enfin, à mi-voix. Lui est mort. L’enfant n’est qu’un enfant. Quant à Laetitia, elle est vieille, si vieille qu’elle mourra bientôt.
Hans Elders éteignit la lampe, quitta la pièce. Où se trouvait sa fille Winie ?
Mais à peine Hans Elders avait-il quitté le cabinet de travail, qu’il s’y éleva comme un bruit.
Le bruit sourd de quelqu’un qui bouge précautionneusement, qui, faisant grande attention, se laisse glisser, touche le sol…
Si quelque observateur se fût alors trouvé dans le parc qui entourait Diamond House, il aurait vu en ce moment, la fenêtre du cabinet de travail de Hans Elders s’entrebâiller lentement… une ombre enjamber la barre d’appui de cette fenêtre.
La silhouette d’un homme se profilait un instant sur les murailles de la maison. Cet homme rabattit les volets de fer, puis, se penchant, rampant presque, se dissimula derrière les massifs, traversa tout le jardin en sautant la clôture, et partit dans la même direction où, quelques instants auparavant, la vieille Laetitia s’en était allée à pas menus.